Dans le cadre du livret de l’IRD consacré à la science de la durabilité, « Comprendre, co-construire, transformer », Patricia Ricard intervient sur le thème des structures de partenariats et des collaborations intersectorielles aujourd’hui indispensables pour passer de la « volonté de transition » à la « mise en oeuvre de la transformation » dans l’élaboration et la mise en oeuvre de projets innovants.
Fiche N°17, par Patricia Ricard, Institut océanographique Paul Ricard, Île des Embiez, France
Mise en contexte
L’accélération des enjeux de durabilité au sein des secteurs économiques et le passage de la volonté de transition à l’action de transformation nécessitent la mise en place de partenariats diversifiés au sein des écosystèmes. Ainsi, les collaborations intersectorielles et multi-acteurs se révèlent essentielles pour répondre à la complexité des enjeux. Lors du Sommet des deux Rives (2019), regroupant cinq pays européens et cinq pays africains de la Méditerranée, des centaines de projets ont été étudiés par les délégations de la société civile. Il est apparu que les projets les plus solides et impactants étaient fondés sur une structure partenariale que nous avons baptisée « carré magique ».
Associer le renfort de compétences et l’accélération de l’action vers une innovation de rupture
La croissance verte a permis d’atteindre des objectifs mesurés en termes de durabilité, que ce soit dans le domaine de l’énergie, du recyclage, de l’éco-conception ou en matière d’amélioration de la consommation de matières premières et de ressources naturelles et biosourcées. Nous entrons aujourd’hui dans ce que nous pourrions appeler « la croissance bleue », qui s’inscrit dans une innovation de rupture et dans des processus opérationnels radicalement différents, voire contraires, aux méthodes jusqu’alors habituelles. Les innovations de rupture, structurantes et transformantes, naissent du renforcement de compétences inter- et pluridisciplinaires. C’est en intégrant ces compétences et sujets connexes dès la programmation des projets que la levée des freins scientifiques, technologiques ou réglementaires (partage de l’information) est facilitée. La nécessité de passer de la « volonté de transition » à la « mise en oeuvre de la transformation » requiert l’accélération de coopérations multisectorielles dans l’élaboration et la mise en oeuvre de projets innovants.
4 piliers nécessaires pour le passage à l’action
Répondre aux enjeux socio-environnementaux tout en maintenant une sécurité et une souveraineté alimentaires ne pourra se faire qu’en réconciliant les dynamiques de notre technosphère avec les équilibres de la biosphère (cf. les objectifs du projet Pikaia). Quatre piliers apparaissent nécessaires pour ce passage à l’action.
La science au coeur des solutions de demain. Ce premier pilier de connaissances scientifiques renvoie à la dimension recherche des projets afin de développer, agréger et diffuser les connaissances. L’interdisciplinarité permet l’accélération de la médiation et de l’acculturation scientifique des parties-prenantes. Les outils d’observation scientifique permettent aujourd’hui des progrès inédits des sciences de la Terre et du vivant, renforcés par la révolution du digital. Un large champ d’innovations durables s’ouvre alors. Le Centre Européen d’Excellence en Biomimétisme de Senlis (CEESBIOS), et son interaction avec de grands groupes industriels, illustre cette tendance.
Les entreprises face à la transformation. Être compétitif, rentable et maintenir les entreprises en équilibre dynamique avec les paramètres financiers, commerciaux, sociaux et réglementaires, tels sont les enjeux auquel est confronté le secteur privé. L’évolution des attentes des consommateurs, la sensibilité des marchés financiers, le renforcement des règlementations, mais également les nouvelles aspirations des jeunes générations, forcent le secteur privé à accélérer sa transition vers plus de durabilité. Les entreprises ont besoin d’innovations durables pour conserver leur compétitivité et leurs parts de marché. Ce faisant, les industries, les entreprises et les start-ups sont des acteurs clefs pour garantir le développement de ces innovations durables. Le fonctionnement des entreprises et l’obligation pour elles d’atteindre des objectifs dans des calendriers précis sont d’excellents moteurs pour la mise en oeuvre et la transformation des produits et modes de consommation durables dans le futur.
Le territoire et ses institutions. L’ancrage territorial d’un projet disruptif permet le portage politique nécessaire à son implémentation, voire à son accompagnement règlementaire et financier. Par le biais des décrets et autres réglementations, des freins fonciers ou administratifs peuvent être levés. La dimension du territoire permet également de faciliter l’adhésion des citoyens à ces innovations et à ces transformations. Par ailleurs, le territoire est probablement la meilleure échelle pour mettre en place une transition écologique et énergétique adaptée à la réalité géo-climatique.
Les ONG, garantes de l’acceptabilité sociétale. Les ONG jouent aujourd’hui un rôle primordial dans l’évolution des règlementations et recommandations, qu’elles soient nationales, européennes, voire internationales ou onusiennes. Elles sont un lien essentiel entre les trois piliers, car elles dialoguent avec toutes les parties et ont une réelle influence par le biais des plaidoyers et des réseaux sociaux. La sensibilisation des opinions et l’évolution des secteurs du shipping ou de l’alimentation offrent un exemple probant de leur influence. Les ONG participent à l’acceptation des impératifs de durabilité par la pression sociétale qu’elles génèrent. Elles portent également une part importante de la sensibilisation à l’expertise scientifique dans ce domaine.
Un exemple : Le projet « Ar Jeenguen » au Sénégal.
Le projet franco-sénégalais Ar Jeenguen illustre bien le modèle du carré magique. Il réunit la Fondation Veolia (fondation d’entreprise), l’Institut océanographique Paul Ricard (association ONG), l’Agence nationale d’Aquaculture du Sénégal (ANA, institution) ainsi que l’Institut Universitaire de pêche et d’aquaculture de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Fondé sur une vision écosystémique de la production alimentaire locale (économie circulaire), en lien avec l’autonomisation des femmes en milieu rural, ce projet consiste à associer, par des relations trophiques, le maraîchage et la pisciculture. La réutilisation de l’eau enrichie par la pisciculture pour l’irrigation du maraîchage permet d’apporter aux sols des nutriments d’origine naturelle, tandis que l’amélioration biologique de la pisciculture favorise la qualité nutritionnelle des poissons. Une phase ultérieure permettra la production d’aliments d’aquaculture par la bioconversion (élevage d’insectes) des déchets et des rejets alimentaires disponibles, renforçant ainsi la sécurité alimentaire et le développement économique local. Ar Jeenguen intègre également une dimension financière de fonds revolving permettant la réplicabilité du modèle par le remboursement du prêt. L’ANA est partie prenante du projet par la mise en place de la réglementation encadrant l’aquaculture au Sénégal. Ce « carré magique » démontre la possibilité de développer simultanément et localement plusieurs innovations éprouvées par ailleurs, qu’elles soient techniques, scientifiques ou financières, et pourra si besoin appuyer l’évolution de la règlementation.
À retenir
La structuration en silo et les différences culturelles entre la société civile et les mondes académique, économique, juridique, institutionnel et politique demeurent à ce jour les principaux obstacles à la construction de passerelles transdisciplinaires. Le carré magique est une coalition partenariale qui permet de regrouper les parties prenantes d’un projet commun. Il permet de réunir autour d’une même action, l’économie, la science, l’institution et le monde associatif. Dès lors que des passerelles sont créées, le désir d’expertise est transformé en volonté de collaboration et d’apprentissage, cela permet ainsi des effets positifs, comme le déclenchement de financements structurants, avec des effets de levier dans le cadre des partenariats public-privé et une action concertée pour l’évolution réglementaire. Une belle illustration de Science de la durabilité appliquée !
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